PÉRIGNAC : LÉGENDE D'ARKARA

LE RÊVE EST UNE SAVEUR DE LIBERTÉ
MAIS ENCORE FAUT-IL SAVOIR RÊVER

À sept ans, je mouillais fréquemment mon lit et je passais des heures d’insomnie à m’inquiéter des conséquences d’un tel drame. À cette époque où j’étais pensionnaire d’un orphelinat dirigé par des religieuses, c’était la mode de recevoir la fessée pour nous corriger de cette mauvaise habitude.

Je faisais de mon mieux pour masquer mon dégât à la responsable du dortoir, en me tenant debout près de ma couchette dès qu’elle ouvrait les rideaux pour réveiller les autres dormeurs. Je m’empressais de faire mon lit avant que soeur Donald songe à venir toucher mes draps mouillés. À chaque matin, l’angoisse me saisissait pour un moment et une fois l’alerte passée, je devais trouver un moyen de dissimuler mon pyjama qui trahissait par son odeur particulière, ma vocation de pompier nocturne. Je le cachais sous mon lit en souhaitant qu’il sèche avant le soir suivant. Le destin voulut que mon camarade de l’autre couchette soit également un mouilleur régulier. C’était souvent lui qui se faisait pointer du doigt lorsque la religieuse devait le sortir du lit à chaque matin. Malheureusement pour lui, son habitude de l’empêchait pas de dormir profondément et de prendre la gifle de celle qui lui arrachait sa couverture en le traitant de “ petit puant ”. Devenu la risée de ses camarades et le souffre-douleur de notre matrone sans grande psychologie, mon semblable souffrait pour un acte naturel qu’il ne pouvait contrôler comme dans mon cas. J’avais honte de le savoir puni si souvent et de devoir lui laisser porter seul le fardeau des odeurs de notre section. Par contre, je passais des longues nuits à pleurer près de ma couchette et à craindre comme le diable les humeurs de soeur Donald.

Une nuit de pleine lune, j’éprouvai une étrange attirance pour cette lumière qui pénétrait le dortoir par une large fenêtre. On aurait dit que des millions de particules de poussière s’étaient donnés rendez-vous pour danser devant la vitre. J’étais fasciné par ce puits de lumière qui venait calmer mes craintes et réchauffer mon âme. Je réalisais pleinement mon besoin de rechercher constamment la lumière comme une nourriture à laquelle j’étais peut-être habituée sans que je puisse m’en expliquer les raisons. J’ai passé un long moment à regarder ce ciel nocturne qui m’arrachait un instant à la terre. Je fixais les jolies étoiles en me disant qu’elles étaient des petites amandes magiques d’un autre monde. J’avais cette impression de vivre intensément dans un pays infini et tellement beau que la nostalgie m’envahissait dès que je réalisais mon impuissance à retrouver la porte de la liberté. Je me sentais emprisonné dans un corps qui voulait mon bonheur terrestre. Comment pouvais-je m’apprivoiser à un monde où le simple fait de faire pipi au lit valait la mesquinerie des gens qui vous entourent? J’étais un solitaire qui croyait trop à l’équilibre des valeurs pour ne pas en souffrir toute sa vie. Devant cette grande fenêtre, j’ai vu tout un monde où l’important se trouve à l’intérieur des êtres et non dans le paraître. J’étais déjà promis à la souffrance du solitaire et aux reproches de mon entourage pour oser croire que la réalité n’est rien sans l’IMAGINAIRE. Tout se crée en imagination et pourtant, je ne croyais pas qu’une énergie puisse me forcer à pénétrer un jour dans un univers fascinant. Il n’y avait qu’une seule porte à ouvrir, mais je voulais faire semblant qu’elle n’existe pas dans la réalité. Il a fallu que je perde mon goût de réussite pour me retrouver de nouveau devant elle.

À douze ans, je voulais retourner chez-moi. C’était bien étrange de vouloir quitter une planète qui était pourtant la mienne depuis ma naissance. Je me sentais abandonné et loin de ce qui m’était familier. Comment pouvais-je penser ainsi sans d’abord posséder la preuve que je venais d’ailleurs? J’ai cru que je voulais simplement fuir le monde en me réfugiant dans celui du rêve. Pourtant, on me disait tellement logique et rationnel que je croyais possible de faire carrière comme avocat ou même dans des domaines professionnels qui exigent un esprit analytique et empirique. J’étais toujours rêveur, mais je reniais toutes ces images intérieures qui voulaient me confier leurs origines. Le monde onirique était trop loin de mes préoccupations pour que j’en tienne compte. Selon mes connaissances, la mythologie était l’invention des penseurs grecs et disparut de notre histoire en même temps que ce peuple de l’Antiquité. Je fuyais toute forme de superstition pour m’éviter de devoir éveiller en moi des images que je ne pouvais expliquer rationnellement. Un ami d’enfance aimait me raconter ses rêves et ensuite, nous prenions plaisir à les interpréter selon le dictionnaire des rêves. J’avais l’impression de trahir les véritables archétypes qui nageaient, pour ainsi dire, au fond de l’inconscient de mon ami.

Pendant des années, j’ai forcé mon destin à me maintenir dans la vie active. J’étais un contemplatif qui voulait se battre dans un monde qui n’était pas le sien. Je me sentais comme une éponge qui absorbait tous les maux de la terre sans pouvoir s’endurcir aux misères humaines. Je suis devenu auteur-compositeur et chansonnier à une époque où je devais crier mes émotions avant toute chose. Puis, j’ai cru soulager mon coeur torturé par cette intolérance autour de moi, en m’impliquant dans différents organismes sociaux. Je suis devenu éducateur dans un centre de détention pour jeunes, puis j’ai passé deux ans à visiter régulièrement des mourants dans une unité de soins palliatifs. Ils furent mes véritables initiateurs du monde de l’au-delà. Lorsque ceux-ci se dégageaient suffisamment de leurs corps, je ressentais leur énergie paisible au fond de mon être. J’ai compris que le monde intérieur était de la même essence que l’au-delà. En réalité, il n’existe pas d’autre univers que celui de l’énergie universelle. L’imaginaire se mêle au réel sans qu’on puisse les dissocier. La vie après la mort est également au fond de soi. On ne pourrait vivre sans rêver et la réalité ne saurait exister sans tenir compte de tout ce qui vit dans l’invisible. C’est cela que m’enseignèrent les mourants lorsqu’ils me souriaient d’un air complaisant. Toutefois, je résistais à ces voix intérieures qui me demandaient d’ouvrir cette porte étrange qui mène au pays de l’imaginaire.

J’étais obsédé par des images intérieures qui m’obligeaient à écrire ce que je voyais mentalement. Je m’en défendais en prétendant que c’était de la pure fabulation. J’y crois encore, mais avec cette nette impression que nous ne sommes jamais maître de nos idées et de nos rêves. Elles nous arrivent sans prendre garde et s’installent quelque part dans un coin du coeur en attendant simplement que la raison cesse de tout diriger. Pour s’introduire dans ce monde de l’imaginaire, il faut croire que l’esprit vit non seulement dans la matière, mais également dans un univers où tout a été pensé depuis toujours. Il faut se dire que le temps n’existe que pour nous situer quelque part et qu’il ne saurait empêcher une âme de poursuivre sa voie après la disparition de son enveloppe corporelle.

Quitte à me répéter : je ne voulais pas écrire puisque je m’en jugeais incapable. Avec mes dix années d’instruction, je trouvais ridicule d’oser m’aventurer dans le domaine de la littérature. D’ailleurs, encore aujourd’hui, je respecte trop les grands écrivains pour utiliser ce nom que j’associe à l’expression populaire : avoir une belle plume. Mes résistances à écrire venaient particulièrement de cette peur de devoir entreprendre une oeuvre qui dépassait mes capacités académiques. Je ne possédais aucune méthodologie et aucun plan pour structurer convenablement mes idées sur papier. Je voyais une foule d’images me mitrailler l’esprit et aucun mot ne pouvait sortir de ma bouche pour les identifier. C’était comme si un rêve éveillé me hantait pendant mes occupations journalières. J’en avais ras-le-bol de voir des personnages fictifs me priver de ma tête. Pourquoi devais-je m’attarder à parler d’eux dans un monde où chacun cherche à réaliser ses propres rêves? Je ne voulais pas écrire ce que je voyais dans mon intérieur puisque je croyais fermement être incompétent pour décrire de telles images.

Un soir que je fixais le firmament en compagnie de mon jeune fils, mon regard se dirigea vers la jolie constellation d’Orion. Je ne pouvais m’expliquer cette étrange nostalgie en examinant ce coin du ciel. On aurait dit qu’une sorte de pressentiment voulait que je choisisse Orion comme lieu d’origine de ce monde fantastique qui surgissait en moi comme de lointains souvenirs. J’éprouvais cette impression de sentir au fond de mon âme, l’odeur d’une planète qui devait exister dans cette constellation à l’époque où les dinosaures peuplaient la Terre. Je saisis mieux la raison pour laquelle je voulais donner un nom qui s’en approche en écrivant la légende d’Arkara. Ainsi, AR-KARA, c’est l’OR-KARAT de la belle OR-ION. En somme, je ne crois pas avoir trouvé le nom véritable du monde que je devrai décrire dans mes oeuvres puisqu’il s’agit simplement d’images oniriques. Le plus difficile est toujours de rechercher des symboles qui puissent représenter des impressions encore fluides dans l’esprit. Ceux qui voient un coeur lumineux dans un rêve, doivent-ils en conclure qu’il existe vraiment comme tel ? Je pense que c’est seulement un symbole pour représenter l’Amour lumineux ou Divin qui éclaire notre âme. Puis, si je vois ce Coeur fantastique au-dessus d’une pyramide en or, je sais bien qu’il s’agit d’une autre métaphore pour expliquer la connaissance divine, la trinité, etc.

Imaginez-vous devant une foule d’images et de symboles qui vous tiraillent l’esprit comme des morceaux d’un grand casse-tête inconnu. Vous devrez chercher à les placer dans un ordre logique avant même de les décrire. C’est là que je décrochais à chaque fois que je tentais de créer un tableau d’ensemble de tout ce qui surgissait pêle-mêle de mon inconscient. J’écrivais, j’effaçais tout, je jetais mes brouillons dans les poubelles et je tentais ensuite d’oublier ces fabulations. Un bon écrivain possède ce talent de bien expliquer ce qu’il veut décrire. Comme autodidacte, je possédais certaines notions de grammaire et de syntaxe, mais rien qui puisse m’avoir préparé adéquatement à la rédaction d’une nouvelle COSMOGONIE. J’avais l’impression de travailler une pierre brute avec des outils primitifs. Le mieux pour moi, c’était d’abandonner ce projet entre les mains d’une personne qui saurait écrire du vrai français!

Je ne savais pas écrire, mais je pouvais raconter ce que je voyais dans mes rêves éveillés. Les gens me demandaient toujours d’où je puisais autant d’imagination. Cela me frustrait quelque peu de passer pour un fabulateur. J’ai tout de même réalisé qu’une telle énergie fabulatrice devait puiser sa source quelque part. C’était dans ma tête et non dans celle des autres que cela se passait pour des raisons que j’ignore. J’ai même cru être un petit fou amusant et sympathique qui aurait fait fureur à l’époque où les gens respectaient les créateurs de mythes. Tout de même, si c’est le cas, il était normal qu’un créateur de mythe puisse également se nourrir d’images universelles qui sont des énergies éternelles. Je me sentais comme une cruche remplie d’un vin inconnu. J’étais peut-être une sorte de grosse poule pondeuse qui ne saurait trouver sa raison d’être si aucun oeuf ne sortait de son...monde intérieur!

Je racontais verbalement des choses et je n’écrivais pas encore. Un soir, j’ai cru entendre gronder en moi la voix de la muse :

- Paul-Émile, tu dois écrire ce que tu racontes.

- Il existe des écrivains pour écrire et des conteurs pour raconter, me dis-je pour justifier mon refus.

- Ce n’est pas un roman que tu dois pondre, mais des récits qui devront s’adresser à des visuels, précisa la muse.

- Des lecteurs?, dis-je alors!

- Non, des visuels comme des producteurs de cinéma et de bandes dessinées.

- Pourquoi pas des lecteurs?, demandais-je d’un air étonné.

- Tu es un conteur, n’est-ce pas? Tes manuscrits, me dit-elle, seront des scènes à voir et non à lire. Les maisons d’éditions critiqueront avec raison des textes qui n’auront pas été destinés à des lecteurs, mais plutôt à des spectateurs. L’important est de confier tes textes aux hommes du troisième millénaire. Ils rechercheront un retour vers le monde mythique afin de comprendre leurs états d’âme. Ils analyseront tous tes personnages, tes décors et tes anagrammes comme des symboles vivants qui se trouvent au fond du coeur.

Puis, la voix me laissa méditer longtemps…

Je vais donc tenter de raconter tout ce que j’ai puisé dans ce monde de l’imaginaire en espérant que les lecteurs accepteront de tenir le rôle de spectateurs. Ils sont assis devant un grand écran et regardent la jolie constellation d’Orion. Ils y pénètrent lentement pour devenir les témoins d’une nouvelle cosmogonie.

Pérignac, 1992.

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